- Un rendez-vous manqué.

 

Xavier allume une cigarette.

Il n'a jamais autant fumé qu'en cette fin d'après-midi. Il est arrivé en avance. Très en avance.

Il tourne en rond, dans le petit espace loin des regards que lui octroie un buisson touffu.

En tirant frénétiquement sur sa Marlboro, il surveille l'entrée de l'hôtel situé de l'autre côté de la route.

Il a encore du temps devant lui. Leurs horaires sont enregistrés dans sa mémoire.

Il jette au loin le mégot qui lui colle aux doigts tant il transpire.

Le Beretta, coincé dans la ceinture de son pantalon, lui donne la sensation d'avoir une brique froide incrustée dans le bas du dos. Il lui tarde de pouvoir le saisir avec rage et de le brandir sous le nez de ces deux enfoirés.

 

 

C'est par un pur hasard qu'il les aperçut, la première fois.

Il allait chercher du pain.

Karine lui reproche sans cesse de ne prendre aucune initiative. Alors ce jour là, après le boulot ; Xavier voulut lui prouver son amour en lui rapportant du pain frais et une petite douceur chocolatée pour le dessert du soir ; et s'arrêta à la boulangerie sur la zone industrielle.

En sortant de sa voiture, son regard s'était machinalement porté vers l'autre côté de la route. «Les deux amants» pouvait-on lire sur l'enseigne. Il trouvât cela amusant comme appellation pour un hôtel.

Mais en claquant la portière, il se figeât.

C'était sa femme, là, sur le perron de l'entrée. Juste sous l'enseigne. Elle avait l'air nerveux et jetait des oeillades à la dérobée. Il faillit lui faire signe, heureux qu'il était de la voir ; et se préparait déjà à traverser la voie pour la rejoindre et lui demander se qu'elle faisait là ; quand il le vit.

Lui.

Même de loin, il le reconnut de suite. Cette démarche assurée, cette mèche qui vole au vent et ce blouson de cuir qu'il lui a lui même offert à son dernier anniversaire.

Son meilleur ami. Son frère de sang. Son allié et confident depuis quarante ans.

Il le vit s'approcher du porche et sourire à sa femme. Puis l'embrasser. L'enlacer. Là, sous les probables yeux de dizaines de curieux. Et sous les siens surtout.

Son cœur bondit dans sa poitrine. Ses jambes, toutes tremblantes, le menèrent sans son consentement un peu plus près encore de la route. Il n'eut que le temps de les entrevoir , les deux amants passaient déjà la porte d'entrée.

Il était resté là. Statique et anéanti.

Embusqué derrière un buisson, au fond d'un parking, pendant deux heures. Jusqu'à ce que les amants ressortent.

Mais ce jour là, il n'eut pas la force de traverser la route et d'aller les affronter. Ce jour là, il y a six mois maintenant, il a été lâche. Ce ne sera pas le cas aujourd'hui.

 

 

Il n'en dort plus, n'en mange plus. Ça le ronge de l'intérieur ; le tue à petit feu.

De les entendre lui mentir régulièrement, chacun de leur côté, et sans aucun remord.

Des semaines qu'il subit leurs prétextes et leurs fausses excuses.

Chaque matin, quand sa femme l'embrasse avant de partir travailler, il voudrait lui dire.

Lui dire qu'il sait tout. Qu'il est au courant qu'elle se tape son ami d'enfance depuis des mois, que le cours de zumba du jeudi soir n'est qu'un alibi foireux, que son jogging du dimanche matin aussi et qu'il n'en peux plus de les voir se retrouver, se bécoter comme des adolescents devant la porte d'un hôtel. Oui, vraiment, il n'en peut plus !

Il aurait tant aimé qu'elle lui dise la vérité. C'est aussi pour cela qu'il attend depuis six mois. Qu'il se fait souffrir inutilement en venant les espionner plusieurs fois par semaine. Pour se convaincre que c'est vraiment vrai.

Mais ni l'un ni l'autre ne lui a jamais dit quoi que ce soit. Aucun n'a osé assumer la trahison et ils ont continué à jouer à ce jeu malsain, en le prenant pour un con pendant tout ce temps.

Mais aujourd'hui, c'est décidé, il va les prendre en flagrant délit. En plein acte.

Rien de tel pour avoir le bon rôle, enfin, dans cette histoire.

Xavier jubile nerveusement en pensant à la tête que va faire sa femme en le voyant surgir dans la chambre. Elle sera sûrement nue, entre les bras de ce traître, éberluée et grandement apeurée de le voir ici. Avec une arme pointée sur elle.

Ça sera sa seule récompense.

Xavier veut longuement la regarder le supplier avant d'appuyer sur la détente.

 

 

Il allume une autre cigarette.

Ses pieds commencent à s'engourdir à force de piétiner ce minuscule carré de pelouse.

Il observe d'un œil distrait un bus qui charge des passagers, un peu plus loin le long de la route nationale.

Tous ces gens qui vaquent à leur train-train, s'en rentrant de travailler ou d'avoir écumé les magasins le rendent amer.

Les sourires échangés, les conversations futiles, tous ces faux semblants de vies minables lui donne envie de vomir.

Il voudrait encore pouvoir être comme eux, insouciant et léger. Mais c'est la haine qui l'habite maintenant. Uniquement et invariablement la haine.

 

 

L'attente ne fût pas longue. Il aperçoit la voiture de Jérôme, clignotant engagé, qui tourne sur le parking de l'hôtel. Celle de sa femme s'engage à sa suite. Ils ne prennent décidément plus beaucoup de précautions. La semaine dernière encore, Karine arrivait quelques minutes après Jérôme et prenait soin de garer sa Clio sur le parking de «Décor'tout», le grossiste en peinture qui se trouve à côté de l'hôtel.

Cela fait monter la rage de Xavier d'un cran encore. S'il les laissait faire, ils iraient bientôt coucher ensemble dans son propre lit.

Ça le conforte dans sa décision. Pas question de revenir en arrière.

L ultime rendez vous

Il les aperçoit maintenant, riant et minaudant en puant le bonheur à plein nez, traverser le parking main dans la main jusqu'à l'entrée de l'hôtel.

Il a cette sensation au creux de l'estomac, celle qui forme une grosse boule dans le plexus et qui empêche de respirer. Celle-là même qu'il ressent depuis des mois et qui l'empêche aussi de dormir et de manger. Il déteste cette sensation. Il veut juste que ça cesse. Que ses boyaux arrêtent de se nouer, que son corps réussisse à se reposer et que son cerveau ; qui ressasse sans fin depuis de longues semaines ; le laisse définitivement tranquille.

 

 

En les suivant des yeux, Xavier tâtonne de sa main droite fébrile le pistolet à l'arrière de son dos.

Un bus passe au même moment sur la chaussée très fréquentée à cette heure là, et l'empêche de les voir pénétrer dans le bâtiment.

Il maudit encore une fois à voix basse tous les humains de la planète, et sort de sa cachette de fortune pour quitter le parking et traverser la grand route.

Il réfléchit en marchant. Malgré la préparation minutieuse de son plan, il se sent extrémement anxieux. Il connait depuis peu, grâce à un employé trop bavard, le numèro de la chambre où les infidéles se rendent. D'après l'indiscret concierge, ils prennent toujours la même. Routiniers comme un vieux couple. Ça lui donne la nausée.

 

«Ne pas débouler trop vite, se dit-il. Sinon, ils ne seront pas encore dans le feu de l'action.»

Il sait très bien que de les voir nus, emboîtés l'un dans l'autre ; bouche contre bouche ; va le rendre fou. Que cela va réveiller cette vilaine sensation d'étouffement qu'il déteste tant. Qu'il va avoir envie de hurler, de tout casser, de les frapper même peut-être. Surement.

Mais il lui faut en passer par là pour que cette boule, ce mal-être s'en aille enfin. Pour de bon. Cette boule, qu'il avait d'abord identifiée comme du chagrin, et qui au fil de mensonges et de mesquineries imbuvables, s'est transformé en colère. En rage. Puis en haine. En une haine viscérale, puissante et destructrice.

Il n'a maintenant, d'autre choix que de les éliminer. Tous les deux.

Pour se libérer. Pour se sentir vivre à nouveau.

Les regarder, nus et désemparés, pleurer et implorer pour garder la vie. Apercevoir la terreur dans leurs yeux, puis plus rien.

Le vide. Le néant. Leurs orbites stoppés net en plein mouvement de panique.

Jubiler quelques instants devant la scène atroce mais si salvatrice, et puis repartir. Vite. Très vite.

Les laisser là, gisant côte à côte, dans une mare de sang poisseuse, avec un hôtel lugubre comme dernière demeure.

Tout à ses macabres réflexions, d'un pas vif et décidé, Xavier s'engage sur la chaussée.

 

 

Dans la chambre 22, Karine observe son reflet dans le miroir mural de la salle de bains tout en se déshabillant. Les effets de l'âge commencent à marteler son corps de quarantenaire et cela la chagrine. Elle se tourne de trois quart et esquisse une vilaine grimace en regardant ses fesses.

«C'est peut-être pour cela que Xavier ne me touche plus depuis des mois, se dit-elle. Je le dégoute sûrement. Je deviens vieille et son désir doit s'en être allé..»

Ce qui n'est apparemment pas le cas de celui de Jérome, qui s'impatientant seul dans la chambre, a décidé de la rejoindre. Il est complètement nu, le sexe en érection et un sourire coquin aux coin des lèvres. Il s'avance, fier et digne comme le chevalier qui possède la plus belle lance et vient enlacer Karine en lui quémandant un baiser.

Encore toute à ses pensées, Karine est un peu décontenancée de cette intrusion mais peut rarement résister au charme de Jérôme. Il est toujours présent pour elle depuis tant d'années. Déjà bien même avant qu'ils ne couchent ensemble. Attentionné, drôle et prévenant, ce célibataire endurci est son meilleur ami depuis qu'elle a rencontré Xavier il y a quinze ans. Tous les deux se connaissent depuis toujours et sont inséparables. Alors de duo, ils sont devenus trio. Un trio d'enfer maintenant...

«Pour le meilleur et pour le pire» se dit-elle en se retournant pour embrasser Jérôme à pleine bouche. Celui-ci la soulève du sol à bras le corps pour l'asseoir délicatement sur le rebord du lavabo.

Ils se caressent mutuellement et leurs deux corps se rejoignent dans un râle sensuel.

Perdus dans leurs ébats érotiques et bruyants, au fond de la salle de bains sans fenêtre, ils n'entendent pas le choc.

Ni l'affolement qui s'en suit. Ni les cris, ni les sirènes, ni les voix inquiètes des secouristes ni celles plus fortes des policiers. Rien. Ils n'entendent rien.

Seulement le battement de leurs cœurs qui jouissent de plaisir à l'unisson pendant que celui de Xavier s'arrête, froidement et tristement sur un sombre morceau de bitume.

Là dehors, à quelques mètres d'eux...