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-Une famille nombreuse.

Benjamin et Marie ont toujours voulu fonder une grande famille. Seulement la nature en avait décidé autrement. Marie ne tombait pas enceinte.

Ils essayèrent trois ans durant. Trois longues années où chaque mois Marie se désolait de l'arrivée de ses menstruations. Elle était désespérée et songeait à renoncer.

Mais un matin, il y a dix ans, elle se leva avec la nausée. Elle avait quelques jours de retard et l'espoir revint.

Marie courut jusqu'à la pharmacie, rentra en hâte et attendit ensuite les deux minutes réglementaires pour oser jeter un œil fébrile au test posé sur le lavabo de la salle de bains.

Huit mois plus tard, sont nées Adèle et Adeline. Deux adorables et merveilleux bébés. Des jumelles. Un premier miracle !

La vie de Marie et Benjamin se tissa alors autour de l'univers de leurs deux fillettes et les trois années suivantes passèrent ainsi, dans la joie et l'insouciance.

Un beau matin, Marie fût à nouveau prise de nausées et reconnût immédiatement le mal qui l'habitait.

Ce fût encore une fille. A la grande déception de Marie. On la prénomma Anna.

La petite Anna était un bébé beaucoup moins beau que les deux précédents. Son crâne paraissait beaucoup trop allongé et ses yeux beaucoup trop rapprochés.

Les docteurs examinèrent le bébé et en conclurent qu'Anna souffrait d'un retard mental.

Ce fût un sacré choc pour Marie et Benjamin.

Toute la vie de la maison devait à présent s'organiser autour des habitudes de la pauvre petite et cela ne plaisait guère aux jumelles. L'attention de leurs parents étant régulièrement absorbée par les soins donnés à leur petite sœur, Adeline et Adèle en profitaient pour faire toutes les bêtises possibles et inimaginables.

Et dès qu'elles le pouvaient, elles s'en prenaient à Anna. Adeline lui tirait les cheveux pendant qu'Adèle lui tordait le bras, ou alors Adèle lui assénait des gifles pendant qu'Adeline la mordait. Les cris de la petite Anna alertaient les parents, mais il était souvent trop tard quand ceux-ci entraient dans la pièce. Ils ne pouvaient que constater le désastre.

Les jumelles fûrent envoyées chez un psychologue pour essayer de comprendre et de réguler leur jalousie. Simultanément, Ben jamin les inscrivit au Judo en espérant leur apprendre à canaliser leur énergie négative et leur agressivité.

Petit à petit, cela se passait un peu mieux à la maison , et le couple commençait à pouvoir souffler un peu.

Ce jour-là, le gâteau était énorme. Marie avait voulu se surpasser pour l'anniversaire de sa dernière.

Des ballons et guirlandes accrochés aux poutres du salon, une jolie nappe rose assortie de ses serviettes imprimées de motifs aux fleurs printanières. Anna a trois ans.

Cette pauvre enfant n'a pas la vie facile alors Marie tenait absolument à ce que tout soit agréable et même inoubliable pour elle aujourd'hui.

Sans qu'elle s'en rende vraiment compte ; au fil des ans passée à ses côtés et à force de traitements spéciaux ; Marie avait instauré une relation très fusionnelle avec sa fille. De là à dire qu'Anna était sa préférée, il n'y avait qu'un pas.

Ce fût en mangeant une part de son délicieux gâteau que Marie sût. Elle se rendit aux toilettes tant la nausée était intense. Elle était encore enceinte.

Anatole, car oui ce fût enfin un garçon ; le deuxième miracle de Marie ; était un bébé très calme. Ce qui arrangeât bien Marie car elle ne manquait nullement d'occupation avec ses trois autres enfants.

Les jumelles allaient avoir huit ans et se comportaient toujours en véritables pestes avec leur petite sœur. Par contre, elles adoraient leur petit frère.

Avec une bouche de plus à nourrir, Benjamin dût redoubler d'efforts et travailla d'arrache pieds. Marie, elle, se sentait fréquemment seule et désemparée. La famille parfaite dont elle avait rêvée n'existait pas. La sienne était une parodie absurde du bonheur et cela la rendait triste.

Mais elle tenait bon, Marie, car elle aimait ses enfants plus que tout.

Et puis Anatole se mit à marcher. Ce fût là le début de l'enfer pour Marie.

Ce bébé, si paisible auparavant, se transforma en tornade sur pattes.

Les jumelles ; à qui il fallût très peu de temps pour comprendre qu'elles trouvaient là un allié de choix, l'entrainèrent dans leur tourbillon maléfique.

La pauvre Anna, qui à cinq ans n'en paraissait que deux tant son retard est important, subit de plein fouet leur tortures incessantes.

Depuis lors, près de trois ans maintenant, Marie se bat bec et ongles contre ses propres enfants pour essayer de garder un semblant d'autorité. Mais elle est épuisée, Marie. Fatiguée de se battre. Complètement dépassée.

-Ça suffit ! Hurle Marie d'une voix stridente et autoritaire. Vous allez me rendre folle !

Elle s'éponge le front d'un revers du bras gauche pendant que son bras droit, lui, tente vainement d'arracher la télécommande des mains de son dernier né.

Anatole a quatre ans aujourd'hui, mais c'est déjà un vrai petit démon.

Elle parvient, non sans mal, à récupérer la télécommande des mains de son fils.

- C'est MON anniversaire, je fais ce que je veux ! Hurle Anatole.

Les cris que cela déclenche provoquent la venue des jumelles dans le salon. Elles n'auraient pas dû quitter leur chambre, elles sont punies. Mais profitant de la crise de larmes de leur petit frère, Adeline et Adèle se faufilent discretement jusqu'au fauteuil d'Anna.

La jeune enfant, dont la tête reste constamment en appui sur son épaule gauche, ne vit pas venir ses sœurs. Les diablesses, entraînées depuis si longtemps à terroriser leur cadette, usent de tous les subterfuges pour gagner une occasion de faire du mal à la fillette.

De faibles râles désespérés parviennent aux oreilles de Marie tandis qu'elle range la télécommande hors de portée des enfants.

Marie se retourne et aperçoit Adèle, assise de tout son poids sur les genoux d'Anna, lui tenant les mains jointes sur la poitrine pendant qu'Adeline lui enfonce son poing fermé dans la bouche.

D'un bond, Marie saute par dessus le canapé et empoigne les jumelles.

Elle est énervée Marie, très énervée !

Elle tire avec une rage féroce sur le bras d'Adeline pour que son poing ressorte de la bouche d'Anna et projette Adèle au sol. Elle est tellement en colère Marie, que si elle ne se retient pas, elle se sent capable de faire du mal à ses deux ainées. Elle se raisonne pour garder son sang froid, mais elle sent les larmes lui monter aux yeux. Des larmes chaudes et discrètes, des larmes de tristesse et de désespoir aussi.

Aidant ses deux diablesses de filles à se relever, Marie avale amèrement sa salive avant de leur ordonner de retourner dans leur chambre, sur un ton étonnamment calme.

D'un pas mécanique, elle rejoint ensuite la cuisine.

Les deux mains accrochées au rebord de l'évier, elle regarde au loin par la fenêtre située juste au-dessus. Ses yeux ne sont plus que deux orbites vides et secs maintenant.

Elle ne pleure plus, Marie. Elle a dépassé ce stade. Son cœur s'enrobe d'une chappe de pierre. Son cerveau fonctionne en accéléré. Et surtout son instinct lui dicte qu'elle doit protéger sa fille, à tout prix. Ce petit être si fragile et trop souvent malmené. C'est si injuste. Son être tout entier frissonne.

Il n'y a plus de temps à perdre. Il faut absolument écarter la pauvre Anna de ses affreuses sœurs. Mais elles sont aussi les filles de Marie. Ses ainées. Ses «premiers miracles».

Toujours immobile devant la fenêtre, Marie se met à réfléchir de plus en plus vite. Quel terrible calvaire que de se savoir incapable de maîtriser sa propre progéniture.

Incapable de gérer l'inévitable guerre de sa propre vie.

Mais soudain, elle sait.

Marie se rend dans le vestibule, enfile ses chaussures de jardinage et ouvre la porte-fenêtre de la cuisine qui donne sur la terrasse. Elle traverse le verdoyant gazon jusqu'à l'abri en bois qui se trouve au fond de leur propriété.

Machinalement, elle ouvre le cadenas, pousse la porte et pénètre dans la pièce exigue. Une lucarne permet à la lumière d'y pénétrer.

Marie scrute l'endroit en quelques secondes et estime que son idée est la bonne. Elle va installer Anna ici. Comme ça ses frères et sœurs ne viendront plus jamais l'embêter. Elle refermera le cadenas en repartant à chaque visite, pour être sûre que la petite soit en paix.

Au coin des lèvres de Marie, un sourire de soulagement apparaît doucement. Ses yeux s'illuminent à présent tandis qu'elle repart en direction de la maison.

Marie se dirige comme un automate, avec toujours ce sourire de satisfaction qui anime son visage tendu. Elle saisit les poignées du fauteuil roulant de sa fille et exécute à nouveau le trajet qui mène au fond du jardin.

Une famille nombreuse

Quand Benjamin pousse la porte d'entrée peu après vingt heures, il est surpris par le calme qui règne au sein de son foyer.

Surpris mais pas mécontent à vrai dire. Benjamin pénètre dans le salon et y trouve sa femme, confortablement installée devant la télévision avec les jumelles. Anatole, quand à lui, s'est endormi contre sa mère.

Marie esquisse à son époux un sourire radieux.

Benjamin dépose sa mallette sur la console du couloir et se dirige vers la chambre de la petite Anna. Il en revient immédiatement, en questionnant sa femme sur le fait que l'enfant ne soit pas dans sa chambre. Ni auprès d'elle dans le salon.

Marie, que Benjamin trouve étonnamment paisible et sereine, lui répond qu'elle a installé la petite dans le cabanon du jardin. Que de cette façon, elle pourrait être au calme et en paix sans que ses sœurs la maltraite constamment. Qu'il ne fallait surtout pas qu'il ne s'inquiète car elle avait bien pris soin de l'installer confortablement avec tout ce qu'il lui fallait à portée de main. Et surtout qu'elle irait lui rendre visite chaque jour.

Benjamin explique alors à son épouse qu'il va lui-même se rendre auprès de sa fille pour lui souhaiter une bonne nuit. Marie acquiéce distraitement d'un signe de tête.

Benjamin se précipite dans le jardin pour se rendre jusqu'au cabanon. Il en revient aussi rapidement s'apercevant qu'il n'a pas la clé du cadenas.

Dans le salon, Marie n'a pas bougé, elle fixe la télévision.

Il se faufile jusqu'à l'entrée, attrape son trousseau de clés et ressort aussitôt.

Quand Benjamin revient se planter devant sa femme au milieu du salon, il est livide. Son regard est halluciné et il tremble comme une feuille. Il pleure et il hurle en même temps. Il ne peut croire ce qui se passe.

Il tient le corps sans vie de sa petite fille à bout de bras.

Marie se tourne lentement dans sa direction, toujours aussi tranquille et sereine, en lui répondant que maintenant plus personne ne pourrait lui faire du mal. Qu'elle a réussi à la protéger. Pour toujours. Que maintenant Anna dormait à tout jamais. Que plus rien ne pourrait lui arriver.

Et que elle, Marie, elle pouvait avoir une vraie famille. Enfin !