- Un dimanche à la campagne.

Maurice enfourche son vélo et s'élance en direction de la route.

Il adresse un petit signe de la main à son épouse, comme il le fait chaque dimanche matin en quittant la maison. Et comme chaque dimanche matin, en se cramponnant à son guidon, le regard pointé vers l'horizon et les cheveux au vent, il se sent libre.

Maurice a eu soixante ans cette année. Mais c'est encore un bel homme. Il prend soin de lui. Il se rend à la piscine une à deux fois par semaine, pour l'entretien comme il dit. Mais son truc, sa vraie passion, c'est le vélo. Il aime parcourir la région sur son deux roues, dans le calme et la solitude.

Dans cinq ans c'est la retraite, et Maurice brûle d'impatience de pouvoir enfin profiter de sa bécane tous les jours. En attendant, c'est seulement le dimanche.

Alors ces échappées dominicales sont devenues comme un rituel pour lui. Depuis quelques mois d'ailleurs, il emprunte toujours le même parcours. Quatre vingt kilomètres de petites départementales sinueuses, bordées de platanes, de champs de colza ou et de forêts sombres. La route est escarpée par endroits, ou bien très étroite, mais il en connait à présent chaque carrefour, chaque virage et même jusqu'à chaque nid de poules.

En sortant du village, il se retourne et jette un lointain regard en direction de sa femme puis s'élance en souriant sur la départementale.

 

-Mais ce n'est pas possible ! Maugrée Igor. Foutu pays, foutues routes, foutus panneaux et surtout foutu GPS !

C'est la troisième fois qu'Igor vient en France et c'est à chaque voyage la même chose. Il se perd.

Il ne comprend pas bien le Français et il a beaucoup de mal avec les noms de villes, de rues...C'est du charabia pour lui . Il est obligé de faire confiance à ce maudit appareil qui est censé l'emmener facilement où il doit se rendre. Mais la voix que diffuse cet engin a beau être charmante, Igor ne saisit pas vraiment ce qu'elle lui indique.

Alors il tourne en rond.

Cela va faire une heure. Et ça le rend fou, Igor. Il perd son temps.

Mais surtout il est inquiet. Il sait très bien qu'il n'est pas autorisé à traverser le pays le dimanche.

C'est la loi française.

Surtout qu'il se retrouve maintenant a circuler sur de petites routes avec son trente huit tonnes. Si la gendarmerie patrouille dans le secteur, il est bon pour une contravention. Son patron serait furax et rien que d'y penser le met hors de lui.

Ce chargement aurait déjà dû être livré hier matin. Seulement, depuis deux jours, la poisse semble s'accumuler sur les épaules et sur le moral d'Igor.

Il pensait pouvoir rentrer un jour ou deux au pays pour embrasser sa femme et ses trois enfants, mais apparemment, le sort s'acharne et ne lui laissera pas ce répit.

Il essaye de se concentrer et écoute attentivement les directives de la voix métallique.

Ces petites routes de campagne sont compliquées à appréhender au volant d'un bahut comme le sien. Les virages sont très serrés et parfois mal indiqués. Il doit être prudent car son camion c'est toute sa vie. Son gagne pain d'abord, et son meilleur ami ensuite. Il passe plus de temps derrière son tableau de bord que sur son canapé. Il en est même venu à lui parler parfois, à se confier à lui.

Un dimanche a la campagne

-Quelle belle région, se dit Maurice en pédalant doucement. Il ne regrette vraiment pas d'être venu s'installer dans cet environnement rural qui a vu naître son épouse.

Lui même originaire de Paris et citadin dans l'âme, cela fait maintenant cinq ans qu'ils habitent cette contrée reculée. Pour que sa femme puisse s'occuper de sa mère malade.

Au départ, il n'était pas du tout partant pour quitter la ville. Sa ville. Et son entreprise surtout.

Mais Odette, son épouse, lui avait expliqué avec tant d'insistance qu'en tant que chef d'entreprise il pouvait travailler de n'importe où avec seulement un téléphone et un ordinateur, qu'elle avait fini de le convaincre.

Et puis il fait cela pour elle. Pour Odette. Elle a toujours vécu auprès de lui mais loin de sa famille. C'est à son tour d'être compréhensif. Il ne le regrette pas !

Au vu de ses horaires de travail à rallonge, il n'était venu que de rares fois rendre visite à sa belle famille. Sa femme s'y rendant seule la plupart du temps. Il n'avait jamais vraiment prêté attention à la beauté des paysages avant de résider ici. Il n'en avait pas le temps, toujours penché son sur ordinateur.

Mais Aujourd'hui, en sentant le vent tiède frôler son visage et le soleil réchauffer ses épaules, en écoutant simplement le silence et les quelques notes d'un rossignol en pleine parade nuptiale, il se sent vraiment à sa place. Heureux. Et libre !

 

 

Il reconnaît ce carrefour. Il est déjà passé par ici il n'y a pas une heure.

Vernaumont à gauche : 10 kilomètres.

Dampierre à droite : 6 kilomètres

Vielsatre tout droit :42 kilomètres.

Il en a marre de tourner en rond, Igor. Ras la casquette !

D'ailleurs il soulève celle-ci quelques instants pour éponger son front en nage. Sa barbe touffue le gratte, il déteste ça.

Non seulement il fait chaud en ce dimanche matin, mais le stress qui s'accumule à la moiteur ambiante le fait transpirer plus que de raison.

Son moteur au point mort, Igor essaye de réfléchir rapidement. Le nom du village où il doit se rendre n'apparait pas sur les pancartes. Et cette saleté de GPS qui lui indique qu'il faut tourner à gauche. C'est ce qu'il a fait il y a une demi heure, tourner à gauche, et le voilà à nouveau au même endroit. Cette fois-ci tant pis, il décide de ne pas suivre les instructions de cette machine du diable. Il se fie à son intuition, enclenche la première vitesse de son poids lourd et déclenche son clignotant droit.

Dampierre est à six kilomètres. Le village le plus proche. Il trouvera bien là bas, quelqu'un qui lui indiquera comment rejoindre Grandpré.

Ah ben ça, depuis deux heures il en voit des grands prés ! Mais aucun village qui porte ce nom !

Il coupe le GPS. La voix qu'il trouvait si sensuelle tout à l'heure est devenue stridente à ses oreilles. Il ne la supporte plus ! Et elle ne lui sert à rien.

Igor s'engage donc sur la D39 en direction de Dampierre. Il allume l'auto radio. Un peu de musique ne pourra être que salvatrice pour calmer son humeur maussade. Et puis surtout, ça va le tenir éveillé. Il est éreinté Igor. Il se laisse doucement envahir par les notes et se détend peu à peu.

 

 

Maurice aperçoit la pancarte du village. Dampierre. Il adore cet endroit. Il ralentit en traversant le petit bourg, se laissant le temps d'admirer les façades aux fenêtres fleuries, le vieux lavoir où quelques femmes se retrouvent encore, de temps à autre, pour discuter; et surtout l'ancestrale église.

Son clocher est si magistral !

Il aurait aimé vivre ici, dans ce village aux allures moyenâgeuses. Où l'on a l'impression que le temps s'est arrêté.

Ils ont espérés et attendus longtemps, avec Odette, qu'une maison y soit à la vente. Cela fait cinq ans et ce n'est toujours pas arrivé. Mais ils gardent espoir de pouvoir venir finir leurs jours en ce lieu.

Maurice reprend ses esprits et appuie plus fort sur les pédales. Il quitte Dampierre pour rejoindre Vernaumont. Qui est certes un village moins pittoresque, mais où sa femme l'attend pour le déjeuner.

 

 

Igor roule un peu plus vite. La musique a changé et c'est maintenant un rythme entraînant que la radio diffuse. Il monte le son et se met à chanter. Il aime le Rock & Roll.

Ça lui permet de retrouver un peu d'énergie et de motivation pour atteindre sa destination. Plus que trois kilomètres. Il espère qu'il trouvera à Dampierre un villageois sympathique qui lui indiquera le bon chemin. Il ne doit pas être bien loin, ce satané village de Grandpré. Le gps l'a dit.

Alors Igor accélère encore un peu. Après tout, il n'a encore croisé personne sur ces routes de campagne ce matin. Et il est presque midi. Il sait qu'en France, le repas de famille du dimanche est sacré. Il se dit donc qu'à cette heure là, il ne croisera certainement pas plus de monde que jusqu'à lors.

Il appuie son pied un peu plus lourdement sur la pédale de l'accélérateur. Les bras en l'air, il exécute gaiement un «air-guitar» sur les décibels d'un morceau d'AD/DC .

 

 

Maurice apprécie beaucoup ce tronçon de route, à la sortie de Dampierre, qui conduit jusqu'au prochain carrefour. La voie traverse une forêt communale.

Il aime se retrouver au milieu des arbres : ces géants enracinés dans la colline qui le surplombe, lui et sa monture à pédales.

Il y a beaucoup de virages et la chaussée est étroite, mais ces minutes passées à crapahuter, ses mains gantées cramponnées au guidon et les narines émoustillées par les senteurs boisées, le ravissent à chaque fois. C'est sûrement aussi parce qu'il sait que dans quelques minutes, il se retrouvera face à face avec «la côte du pendu».

On appelle cet endroit comme cela à cause d'une légende.

On raconte qu'il y a quelques centaines d'années, un jeune homme prénommé Louis , qui habitait Dampierre, était tombé fou amoureux d'une jeune fille qui logeait elle, tout en haut de la colline, à Vernaumont.

A l'époque, parcourir les seize kilomètres qui séparent les deux villages n'était pas chose facile. Sauf si l'on possédait un cheval. Et encore fallait-il que celui-ci ne soit pas trop âgé, sinon il refusait de monter la côte. Mais le brave Louis ne possédait évidemment pas de cheval. Ni même de bonnes chaussures. Il était très pauvre. Mais très amoureux. Alors un jour , il se mit en route et partit gravir la colline, bien décidé à aller demander la main de sa dulcinée à son père. Il mit deux jours à atteindre le sommet. La montée fût très ardue et il débarqua, complètement épuisé à Vernaumont. Seulement, la réponse du père de la belle fût négative. Sa fiancée pleura toutes les larmes de son corps, mais cela n'y changea rien. Son paternel l'avait déjà promise à un riche chevalier. Hors de question d'épouser un homme sans le sou.

Louis était effondré. Il se remit à marcher, le cœur et le ventre emplis de chagrin.

Il fallait maintenant redescendre au village. Mais il avait mis tellement d'espoir et tellement d'énergie dans cette ascension, que l'idée de rentrer chez ses parents seul lui troua l'estomac. Alors il défit sa ceinture et se pendit.

Il mourut là bas, son corps se balançant sous la plus grosse branche du plus grand arbre au plus haut point de la colline.

Évidemment, tout ceci n'est qu'une légende et Maurice le sait très bien. Les locaux prétendent que c'est parce qu'elle est hantée qu'elle est si difficile à gravir, cette route. Baliverne !

Mais il est vrai que cette maudite côte est vraiment très escarpée.

Alors Maurice pense à ce pauvre Louis qui n'avait pas non plus de bicyclette, et se dit que c'est forcément plus facile et rapide à vélo qu'à pied. Ça le motive et il entame doucement l'ascension de la côte du pendu.

 

 

Igor est beaucoup plus détendu maintenant. La musique a encore changé et ses pensées sont plus légères. Il se réjouit d'autant plus que la route commence à descendre. Ça ira plus vite se dit-il.

Il ouvre une canette de Soda caféiné pour offrir à son corps un semblant d'énergie.

Il boit une gorgée encore, lutte pour ne pas s'endormir. Il aperçoit une pancarte. «côte du pendu»: dénivelé à 25 pour cent. Une pente si étroite et qui descend autant, il va lui falloir encore avaler plusieurs gorgées pour bien se concentrer. Surtout qu'il voit déjà, à quelques mètres plus bas, un grand virage en épingle qui se profile.

 

 

Maurice sent les muscles de ses cuisses se raidir. Ceux de ses mollets aussi. Il ne manque pourtant pas de condition physique, Maurice, mais cette montée abrupte lui semble interminable. Il ralentit un peu l'allure, pour s'économiser. Il aperçoit le grand virage qui fait une boucle. Il sait qu'une fois celui-ci passé, il sera proche de la délivrance. Une fois arrivé au sommet, la route est beaucoup plus plate et ses muscles pourront se reposer un peu.

Il va être midi et Odette doit vaquer aux derniers préparatifs du repas. Il a faim. Ils avaient raison les vieux, le grand air ça creuse ! Mais Maurice perd encore un peu de vitesse, peine à appuyer sur les pédales.

C'est alors qu'il entend le bruit d'un moteur. Assourdissant. Un gros moteur apparemment.

Un camion ?

Impossible, on est dimanche. Et sur cette départementale perdue, aucun chauffeur ne s'y risquerait. La descente est beaucoup trop dangereuse. Ça doit être un tracteur qui rentre du champ.

Maurice ralentit encore légèrement avant d'appréhender le virage. La route est étroite, il ne voudrait pas passer sous la roue d'un engin pareil.

 

 

-ça suffit maintenant, les enfants ! On est presque arrivés, tenez vous tranquille bon sang !

Chloé se replace correctement face au volant en maudissant secrètement sa belle mère. Elle avait pourtant bien dit à Franck, son mari, qu'avec la compétition de foot de Lucas, ça serait compliqué d'aller dîner chez ses parents. Mais il n'en a fait qu'à sa tête, comme toujours.

ils ont pris les deux voitures ce matin, Pour permettre à Chloé de rester un peu après le match. Chloé s'occupe de la comptabilité du club de football de son fils. Elle donne toujours un coup de main pour fermer la buvette et ranger les vestiaires après un tournoi . Et puis sa petite dernière, Jade, aime gambader pendant ce temps là sur le terrain quand les joueurs en sont sortis. Franck est donc parti seul chez ses parents, une bonne heure avant elle.

Elle est très en retard, elle le sait.

Chantal, sa belle mère, ne va pas se gêner de lui faire remarquer.

Et les enfants qui se chamaillent sans cesse à l'arrière. Quel calvaire ce dimanche !

Chloé rêve de pouvoir enfin profiter de son jardin. Les beaux jours sont là depuis quelques semaines déjà, et elle n'a pas encore eu le temps de s'asseoir cinq minutes sur son joli banc de pierre pour admirer ses parterres si agréablement fleuris.

C'est décidé, elle va expédier rapidement le dîner avec belle maman et rentrer s'évader au milieu de sa verdure.

Chloé accélère. Elle ne veut pas perdre de temps. Plus vite arrivée, plus vite repartie.

Mais elle freine brusquement en entrant dans le virage.

Un cycliste.

Manquait plus que ça pour la retarder. Le pauvre homme a l'air de peiner, et avance ridiculement doucement.

Chloé trépigne derrière son volant.

Les enfants s'énervent et leurs cris sont de plus en plus stressant.

-Et puis zut, se dit-elle. Je le double.

Le virage étant en épingle, Chloé n'en voit pas la sortie. C'est dangereux de dépasser dans un virage.

Même un vélo.

Mais elle connait bien cette route et décide de prendre le risque.

 

 

Elle a si froid. Pourtant elle sent les rayons du soleil à travers la vitre. Elle essaye d'ouvrir les yeux. C'est difficile, ça fait très mal.

Mais où est-elle ?

Que s'est-il passé ?

Elle tente un mouvement, un geste, mais son corps refuse de lui répondre. Comme si elle était coincée sous des tonnes de gravats.

Elle se force à soulever les paupières.

Ses pupilles s'habituant doucement à la lumière, elle n'en revient pas de ce qu'elle voit.

Il y a là, dehors, ses enfants ! Ils sourient en se tenant la main mais ne la voit pas.

- Je suis là veut-elle hurler, ne me laissez pas ! Venez m'aider !

Mais aucun son ne sort de sa bouche.

Elle est impuissante, enfermée dans cet amas de tôles pendant que ses enfants sont à l'extérieur du véhicule.

Mais pourquoi me laissent-ils là ?

Ils sont si jeunes, ils ne peuvent partir sans moi. Pourquoi ne me voient-ils pas ?

C'est à cet instant, au moment même où un individu barbu frappe à la fenêtre de la voiture; qu'au sommet de la colline, elle aperçoit un jeune homme se balançant à la branche d'un très gros arbre.

Il fait signe à ses enfants de le rejoindre.

Ils commencent leur ascension, se retournent, lui adressent un dernier signe de la main.

Puis s'effacent doucement dans un éclat de lumière.

Un vieux cycliste trottinant à leurs côtés....