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- Un accueil à son goût

Sous une pluie fraîche et diluvienne, Adrien ouvre le coffre de sa voiture. Il maudit la terre entière. Son patron d'abord, qui l'envoie toujours dans des contrées reculées. La météo du jour ensuite, qui ne pouvait pas être pire. Et surtout les employés des ponts et chaussées qui ont laissé traîner de gros clous sur la route en travaux.

Évidemment, il n'a pas de roue de secours. Pas eu le temps d'aller la récupérer au garage depuis la dernière crevaison. Car il n'en est pas à sa première expérience du genre, Adrien. Il est VRP. Il passe sa vie sur les routes de France. Il n'aime d'ailleurs pas son métier. Mais depuis que Bénédicte est partie, ça l'occupe de voyager. Ça lui change les idées.

Par contre aujourd'hui c'est le pompon ! D'abord la barrière du péage qui ne s'est pas ouverte ce matin alors qu'il avait payé..il a dû, sous cette maudite pluie, attendre que l'employé de l'autoroute vienne le dépanner. Résultat : deux heures de perdues.

Ensuite, cette auto-stoppeuse, assez mignonne, et trempée, qu'il a ramassée... Il espérait sûrement qu'il se passe quelque chose, un bon moment à partager, quel qu'il soit. Juste pour le divertir un peu de sa routine. Quelle déception ! Cette fille a été insupportable. Un vrai moulin à paroles, et pour ne rien dire. Juste de quoi l'exténuer un peu plus. Il réussit à s'en débarrasser au bout d'une centaine de kilomètres. Ouf !

Il ne lui restait à présent qu'une vingtaine de minutes de trajet avant sa destination finale, et n'avait qu'une hâte : se poser enfin à l'hôtel et prendre une bonne douche chaude.

Au lieu de ça, il est là, à fouiller dans son coffre depuis cinq minutes, sous une pluie intense et glaciale, à la recherche d'une improbable et inexistante roue de secours.

Un accueil a son gout

Le bruit d'un moteur. Il se retourne et aperçoit un tracteur évoluant lentement sur la chaussée. C'est sa chance. Il se met à remuer les bras en fendant l'air de droite à gauche, pour que le chauffeur le remarque. Bingo ! Le véhicule ralentit et stoppe à sa hauteur. C'est une femme. Une vieille dame au volant de cet énorme engin. Il la distingue à peine à travers le rideau de pluie, mais il réussit à voir qu'elle lui sourit. En même temps elle lui fait signe de monter la rejoindre.

Sous la petite tonnelle de Pexiglas, il prend place aux côtés de sa sauveuse. Elle lui explique rapidement qu'elle a ce qu'il faut dans sa ferme pour réparer sa roue , qu'elle habite tout près, et que dans une heure tout au plus, il sera reparti.

De toute façon a t-il le choix ?

Il accepte donc de chevaucher avec elle à travers champs, assis sur l'énorme roue du tracteur.

Le feu dans la cheminée. Son corps qui se réchauffe doucement. L'odeur de l'arabica qui coule à la cuisine. Il se sent mieux. Il va remercier la vieille paysanne qui vient de le secourir en acceptant de passer quelques instants avec elle autour d'un café, et il repartira avec le nécessaire pour réparer son pneu et enfin il pourra mettre un terme à cette épuisante journée.

Il entend le grincement des portes du buffet, le cliquetis des tasses, et trouve le temps long. Il observe à la dérobée, la pièce où il se trouve.

Très peu de meubles ou d'objets, à vrai dire, ne trônent dans ce salon. Le strict minimum. Une table rustique avec quatre chaises en paille usée autour, un bahut qui lui semble être en merisier et un canapé élimé empli de napperons jaunâtres, comme en exposition sur le dossier. Aucune photo. Aucun signe réel de vie. Juste les flammes qui crépitent devant ses yeux fatigués.

Le café est chaud et délicieux. La vieille dame a posé sur la table une assiette de petits fours faits maison tout aussi délicieux que le café.

Elle lui raconte qu'elle vit seule depuis si longtemps qu'elle est vraiment très heureuse de le recevoir et de pouvoir l'aider. D'avoir quelqu'un à la maison, quelques heures, auprès d'elle pour lui tenir compagnie.

Il lui répond, brièvement, qu'il est heureux lui aussi de l'avoir rencontrée, et que grâce à elle il va pouvoir repartir avant que la nuit ne tombe.

Mais la vieille dame a envie de parler. Lui vraiment pas. Il fait de rudes efforts pour maitriser son impatience et se montrer un peu jovial. Après tout elle n'y est pour rien si sa journée à lui a été pourrie.

-Vous resterez bien dîner avec moi s'il vous plait, jeune homme ? Je fais toujours beaucoup trop à manger pour moi toute seule vous savez. Ça me ferait tant plaisir que vous goûtiez à mon ragoût.

Elle part en direction de la cuisine, et en revient avec une marmite dans les mains. Elle l'ouvre sous les narines d'Adrien . Il aperçoit de très beaux morceaux de viande, des légumes et des herbes qui se fondent mèlés dans une sauce à l'odeur alléchante.

Il a faim, il doit le reconnaître. Très faim. C'est d'ailleurs pour cela qu'il devient de plus en plus nerveux. La faim. Car avec tout ça, il n'a pas eu le temps de s'arrêter déjeuner à midi. Et Il a juste envie de rentrer se reposer dans sa chambre. Mais ça sent si bon ! Ça ne pourra pas être pire qu'au restaurant de l'hôtel de toute façon. La douche attendra, il va manger d'abord. Reprendre des forces avant de retrouver la pluie et sa roue à changer.

En même temps, il se sent un peu gêné d'abuser de l'hospitalité de la vieille dame. Elle ne doit vraiment pas rouler sur l'or. De quoi vit elle ? Il n'a aperçu aucune culture autour de la bâtisse . Aucun arbre fruitier. Pas de bétail non plus. Il n'a vu aucun animal dans cette ferme vide. Certainement qu'elle n'a qu'une petite retraite pour survivre.

Mais il a vraiment très faim et ne voudrait pas vexer une vieille dame.

- Avec plaisir, je vous remercie madame. Votre cuisine me met en appétit.

- Tout le plaisir est pour moi mon petit. Alors si tu veux, pendant que je réchauffe le ragout et que je mets la table, va réparer ton pneu. Tu gagneras du temps comme ça. Vous êtes toujours pressés, vous les jeunes.

Tu trouveras tout ce qu'il te faut au garage . La porte est au fond du couloir.

- Merci du fond du cœur madame, vous êtes vraiment très gentille. je fais vite.

Tout en avançant le long du couloir, il se dit que finalement la journée allait vite et bien se terminer.

Même si parfois trop de gentillesse avait le don de le mettre en rogne.

Il ouvre la porte, enclenche l'interrupteur sur sa droite et descend les quelques marches qui mènent au garage. Il ne prête pas attention au bruit discret que fait la serrure en se refermant dans son dos tant ce qu'il voit le pétrifie.

Il rebrousse chemin en hurlant et tente vainement d'ouvrir la porte. D'enfoncer la porte. De défoncer la porte.

Il ne peut redescendre pour essayer de trouver une autre issue. Il ne peut imposer à nouveau à ses yeux , à ses nerfs et à son cœur ce spectacle d'horreur. Cette boucherie abominable. Sans Nom.

Il comprend tout maintenant. Mais c'est trop tard. Il essaye encore et encore de taper sur cette maudite vieille porte en chêne, mais il sait qu'elle ne cédera jamais. Il ne peut énumérer le nombre de coups et de griffures qui sont gravés dans le bois épais . Et vu le nombre de carcasses attachées au mur, de cadavres avariés ; ou de ce qu'il en reste ; entassés dans la pièce en bas ; nombreux sont

ceux qui ont essayé avant lui.

La seule chose qui peut encore peut être l'empêcher de vomir tous ses boyaux ou de s'évanouir, c'est de se dire qu'il n'a pas goûté à ce ragoût...

Et pendant ce temps là, à l'aide de son tracteur, une vieille dame débarrasse une voiture de la route.

Sans oublier d'y semer quelques gros clous en repartant...

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